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Maroc Maroc - LE TEMPS - Tous - 07/Aug 07:19

Comment penser la guerre au XXIe siècle

OPINION. Le retour de la guerre à l’ancienne ne doit pas occulter les nouvelles formes de la guerre, écrit Jean-Marc Rickli, du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP); guerres hybrides, par proxys, et utilisant cyberespace et IADans sa dernière appréciation annuelle de la menace en date du 26 juin dernier, le Conseil fédéral mentionne que «l’agression russe contre l’Ukraine a ramené la guerre conventionnelle sur le sol européen.» Depuis la fin de la Guerre froide, les nombreux rapports de politique de sécurité suisses mais également de la plupart des Etats européens, mentionnaient qu’une guerre en Europe était fortement improbable et que si elle devait se produire, les signes avant-coureurs permettraient de s’y préparer bien assez tôt. Force est de constater que la logique de la guerre a déjoué ces analyses stratégiques. Comme l’a observé Clausewitz, un officier général prussien observateur des guerres napoléoniennes, et l’un des penseurs militaires et philosophes de la guerre les plus influents jusqu’à nos jours, la guerre est un caméléon. Elle se modifie et s’adapte en fonction de son environnement.Clausewitz, qui séjourna en Suisse, notamment au château de Coppet en 1807, est également très connu pour son aphorisme: «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens». Elle doit être comprise comme un instrument que l’Etat a à sa disposition pour poursuivre ses intérêts et assurer sa survie. Elle est un moyen dont il dispose afin de s’imposer à un autre dans les relations internationales.Cependant, lorsque les passions des peuples se cristallisent dans des nationalismes exacerbés et mutuellement exclusifs, la guerre peut devenir totale. Avec son concept de guerre absolue qui vise à mobiliser toutes les ressources pour anéantir l’adversaire, Clausewitz est d’ailleurs souvent considéré comme l’architecte des guerres totales qu’ont été les Première et Seconde Guerres mondiales. Depuis ces dernières cependant, les guerres ont pris de nombreuses formes. ![KARL von CLAUSEWITZ 1780-1831. Prussian soldier. Lithograph after a painting by W. Wach. PUBLICATIONxNOTxINxUSAxCANxUKxFRAxESPxJPN Copyright: xGRANGERx/xGRANGERx 0031747 — © IMAGO/140_1654887 / IMAGO/GRANGER Historical Picture Archive](https://letemps-17455.kxcdn.com/photos/a4f6b007-ef9f-425b-b816-e50ad4331be6 "KARL von CLAUSEWITZ 1780-1831. Prussian soldier. Lithograph after a painting by W. Wach. PUBLICATIONxNOTxINxUSAxCANxUKxFRAxESPxJPN Copyright: xGRANGERx/xGRANGERx 0031747 — © IMAGO/140\_1654887 / IMAGO/GRANGER Historical Picture Archive") ### La trilogie clausewitzienne de la guerre: le gouvernement, les forces armées et la population Au cœur du concept clausewitzien de guerre se trouve la violence. Pour Clausewitz, la guerre est «[un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté](https://www.amazon.fr/guerre-Clausewitz/dp/2743615168)». Cette violence qui se cristallise dans la destruction des forces armées de l’adversaire, de son économie, de ses infrastructures critiques et de sa population vise à faire plier ses dirigeants et anéantir la volonté de résistance de sa population. L’avènement des armes nucléaires représente l’aboutissement ultime de cette logique mais dissocie, in fine, la guerre du politique du fait de leurs capacités de destruction apocalyptique digne de l’Armageddon. Ainsi la dissuasion nucléaire reposera sur le postulat que la simple perspective de l’utilisation de ces armes devrait être suffisante à modifier l’analyse coût-bénéfice de l’adversaire, en raison des dégâts que cette utilisation impliquerait, et peut ainsi éviter une guerre totale. La vision institutionnelle de Clausewitz est trinitaire, en ce sens qu’elle considère que le gouvernement, les forces armées et la population sont centraux à l’exercice de la guerre. Ils constituent également des éléments fondamentaux de l’Etat moderne. Ce dernier, selon le sociologue allemand Max Weber, se distingue des autres acteurs institutionnels dans la singularité d’un des moyens qu’il emploie, car il est le seul groupement politique qui sur son territoire jouit du monopole de la violence légitime. Ce monopole est cependant remis en question. ### Irruption des acteurs non étatiques Bien que la Guerre froide ait été marquée par des guerres de décolonisation, ce fut sa fin qui mit en exergue le rôle central que les acteurs non étatiques peuvent jouer sur la sécurité internationale et la transformation de la guerre. Le génocide rwandais en 1994, l’un des plus important depuis l’Holocauste, fut largement mené par des [milices hutues.](https://www.un.org/fr/preventgenocide/rwanda/historical-background.shtml) La démobilisation des combattants afghans et surtout des brigades internationales djihadistes, à la suite du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan en 1989, représente selon Gilles Kepel, [la matrice du terrorisme islamiste contemporain](https://www.lhistoire.fr/%C2%AB-le-terrorisme-islamiste-est-n%C3%A9-en-afghanistan-%C2%BB). Depuis, le djihadisme global a essaimé sur toute la planète et a trouvé son apogée dans la déclaration du califat de l’Etat islamique le 29 juin 2014. Ce dernier, qui atteignit la taille du Portugal ([environ 90 000 km²](https://ctc.westpoint.edu/without-us-there-would-be-no-islamic-state-the-role-of-civilian-employees-in-the-caliphate/)) sur deux Etats, environ [un tiers de la Syrie et 40% de l’Irak](https://www.wilsoncenter.org/article/timeline-the-rise-spread-and-fall-the-islamic-state), contrôla la vie de 8 millions de civils, avait été conquis en quelques mois de manière fulgurante par quelques dizaines de milliers de djihadistes. Plus d’une trentaine [de mouvements djihadistes](https://www.lejdd.fr/International/L-Etat-islamique-entre-conquetes-et-allegeances-un-an-d-expansion-internationale-740258) dans le monde lui avaient fait allégeance ou lui avaient exprimé leur soutien. Comme l’observe très justement le géopoliticien [Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou](https://www.graduateinstitute.ch/sites/internet/files/2019-01/Mohamedou%20-%20DAQ%20a%20EI%20-%20RI%20-%202017.pdf), Al-Qaïda et l’Etat islamique constituent une réorientation stratégique de la violence politique contemporaine qui transcende l’Etat dans son projet politique en le rendant obsolète (transnationalisation du califat), car lui substituant la primauté du mode martial, «la guerre, c’est moi» à «l’Etat, c’est moi». ### Une violence hybride avec des proxys Cette violence politique postmoderne se caractérise notamment par son hybridité. Les distinctions entre combattants et non-combattants; interne et externe à l’Etat; civil et militaire; et, in fine, entre guerre et paix, se dissipent. La violence politique s’exerce de plus en plus dans des zones grises que les Etats investissent également. On se rappelle des «[petits hommes verts](http://www.journal.forces.gc.ca/PDFs/CMJ221Fp42.pdf)», référence aux soldats masqués, vêtus d’uniformes militaires verts sans éléments d’identification, que les Russes utilisèrent lors de l’annexion de la Crimée en février et mars 2014. Pour répondre à cette hybridité, les Etats ont de plus en plus recours à des supplétifs. L’Iran a fait de la guerre par supplétifs son principal vecteur d’influence régional et au-delà, avec son réseau d’acteurs non étatiques, tels que le Hezbollah au Liban et en Syrie ou les houthis au Yémen, des membres essentiels de «l’Axe de la résistance» de Téhéran. La guerre par supplétifs ([_surrogate warfare_](https://press.georgetown.edu/Book/Surrogate-Warfare-1)) offre l’avantage du déni plausible et ainsi réduit l’exposition politique du patron, renforçant ainsi l’hybridité de la guerre tout en réduisant le contrôle de ce dernier sur ses supplétifs. Cette délégation de la violence constitue en effet un [assemblage néo-trinitaire](https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14702436.2019.1680290) où l’autorité, les moyens et les financements de la guerre sont de plus en plus dissociés par rapport à la vision clausewitzienne. La guerre par supplétifs considère également que la technologie doit de plus en plus être considérée comme un acteur à part entière. En effet, du fait des développements, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle, la technologie devient de plus en plus autonome. Cette autonomie technologique croissante s’accompagne également d’une diffusion très rapide et donc d’une démocratisation des moyens de puissance, transformant par là même le caractère de la guerre. ### Les guerres de demain, dans l’espace, dans le cyberespace et avec l’IA La guerre devient multidomaine. Aux domaines traditionnels tels que terre, mer, air, se sont ajoutées au fil du temps deux nouvelles dimensions: espace, cyber. Bien que le Traité sur l’espace de 1967 prévoie un usage pacifique de cette dimension, force est de constater que les capacités spatiales et [l’espace sont un démultiplicateur de force pour les opérations militaires](https://www.defense.gouv.fr/comment-france-se-prepare-conflit-spatial/lespace-nouveau-theatre-conflictualite). De manière similaire, le domaine cybernétique est devenu une dimension à part entière de la guerre, en plus d’être un facilitateur (_enabler_) des autres domaines. L’invasion russe de l’Ukraine a bien mis en évidence l’importance de ces deux domaines. En effet, une des premières actions que les Russes ont effectuées le 24 février 2022 a été de paralyser les réseaux de communication ukrainiens, par des actions de brouillage contre des satellites de télécommunications et des attaques cybernétiques contre des terminaux au sol. C’est une entreprise privée, Space X, propriété d’Elon Musk et propriétaire de plus de la moitié des satellites orbitant autour de la Terre, qui fournit maintenant une couverture satellitaire (Starlink) indispensable aux opérations militaires ukrainiennes. La guerre en Ukraine a démontré que les domaines traditionnels de la guerre restent pertinents et centraux à l’art de la guerre. Cependant, elle démontre également que la démocratisation des technologies émergentes crée [une nouvelle asymétrie](https://www.gcsp.ch/publications/war-ukraine-reality-check-emerging-technologies-and-future-warfare) entre systèmes d’armes traditionnels et nouvelles armes, qui profitera à celui qui les intégrera de la manière la plus judicieuse dans ses doctrines. Les drones transforment en effet le champ de bataille en le rendant complètement «transparent», rendant le travail de l’infanterie beaucoup plus compliqué, et permettent la destruction de chars avec des moyens beaucoup moins coûteux. Les munitions rôdeuses (drones kamikazes) ainsi que la fusion de myriades de drones, pour certains construits par impression 3D, avec des algorithmes d’essaim (_swarming_) vont profondément changer la façon de se battre. L’avènement des armes autonomes, quant à lui, consacrera la technologie comme véritable supplétif. Avec le développement de l’intelligence artificielle générative, des technologies immersives et des neurotechnologies, une sixième dimension émerge, celle du domaine cognitif où le cerveau devient le champ de bataille. La guerre cognitive ne vise pas à contrôler uniquement le flux d’information comme le fait la guerre de l’information, mais aussi comment et ce à quoi les gens pensent, afin de contrôler la façon dont ils agissent. ### Vaincre sans combattre? Le centre de gravité des démocraties n’est pas leurs moyens militaires mais le contrat social entre les individus et l’Etat, et donc la confiance que les citoyens ont dans ce dernier et ses institutions. De ce fait, détruire cette confiance implique l’implosion des démocraties, ce que les adversaires de ces dernières ont très bien compris en pratiquant l’ingérence et en exacerbant la polarisation des sociétés démocratiques. Cette polarisation est facilitée par le fait que les citoyens sont de plus en plus enfermés dans des bulles informationnelles imperméables aux perspectives dissidentes. Les réseaux sociaux, la création de deepfakes par l’IA générative, créent des mondes parallèles, où la recherche de la vérité et les faits sont remplacés par l’adhésion à l’idéologie ou à l’identité, quelles qu’elles soient. Ces dynamiques seront encore plus exacerbées avec l’émergence des technologies immersives de réalité augmentée et virtuelle. Les interfaces cerveaux-machines telles que développées notamment par la start-up Neuralink d’Elon Musk (encore lui!) permettront quant à elles de lier directement la machine au cerveau et d’influencer ce dernier. Penser la guerre au XXIe siècle, c'est s’attaquer à un caméléon de plus en plus complexe. Non seulement la guerre se nourrit de ses expériences historiques, mais elle intègre également de plus en plus de nouveaux acteurs: Etats, acteurs non étatiques, individus et machines, et de nouvelles dimensions: cybernétique et cognitive. Cela implique de repenser non seulement les modalités de la violence politique mais également la finalité de la guerre. A la vision clausewitzienne de la guerre qui vise à subjuguer son ennemi par la force, s’oppose la vision du penseur chinois Sun Tzu, qui préfère contraindre l’ennemi à l’abandon, de préférence sans combat. L’ère industrielle a fait la part belle à la première, il reste à voir si l’ère digitale ne donnera pas un avantage certain à la seconde. Si tel était le cas, les tranchées et les destructions seront inexorablement remplacées par la subversion et le contrôle cognitif et émotionnel. Nous n’en sommes pas encore là, mais faire l’économie de cette réflexion à l’ère de la croissance exponentielle des technologies émergentes serait une erreur stratégique majeure.

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